L'allemand Heinz Weifenbach, surnommé «Big Heinz», avait d'abord fait sa fortune dans le développement immobilier, avant de se lancer dans le hockey professionnel en achetant le club ECD Iserlohn dans la Bundesliga en 1981. Weifenbach revait d'un championnat et tenta au fil des années de garnir son club d'autant de joueurs vedettes (lire importés) que possible, dont plusieurs canadiens. Il avait même réussi à acquérir les services de l'attaquant Jaroslav Pouzar, qui était fraîchement couronné de trois bagues de la coupe Stanley avec les Oilers d'Edmonton.
Cependant, les finances du ECD Iserlohn étaient un vrai foutoir. Les joueurs, surtout les joueurs vedettes, étaient payés, quelquefois avec des tours de passe-passe de la part du comptable de l'équipe. Ceux qui n'étaient pas payés étaient plutôt les agents du fisc allemand, réclamant l'équivalent de plus de 3 millions en impôts non-payés par l'équipe.
Heinz Weifenbach |
Ne pouvant pas éviter les agents fédéraux très longtemps, Weifenbach dut alors user de créativité pour trouver davantage de sponsors et remettre son équipe à flot. C'est alors que le maire d'une des banlieues d'Iserlohn le mit sur une piste on ne peut plus loufoque, soit d'aller demander de l'aide financière à l'étranger, et pas n'importe où, soit en Libye en la personne de Muammar Kadhafi, leader du pays, ou plus précisément auto-proclamé «Dirigeant de fait de la Grande Jamahiriya arabe libyenne populaire et socialiste», depuis sa prise du pouvoir en 1969 jusqu'à sa mort en 2011.
Vers la fin novembre 1987, Weifenbach prit l'avion pour Tripoli et fut accueilli en grande par le gouvernement Libyen, avec des prestations de danseuses sous des tentes directement sur le tarmac de l'aéroport. Kadhafi, qui ne connaissait rien au hockey, n'ayant que visionné une videocassette lui démontrant le sport, rencontra Weifenbach et quelques journalistes. Il accepta de financer l'équipe pour 900 000$, ce qui permettrait à Weifenbach de terminer la saison.
Il y avait toutefois une condition à ce financement. Pour recevoir son soutien financier, l'équipe se devait de promouvoir le «Livre vert» de Khadhafi sur son chandail. Paru en trois tomes à partir de 1975, le livre vert était en quelque sorte le manifeste de Kadhafi où il expliquait les fondements de sa pensée politique et sa conception du socialisme. Un peu comme le Petit livre rouge de Mao Zedong ou le Mein Kampf d'Adolf Hitler, le livre vert deviendra le symbole du long régime de Kadhafi.
Kadhafi et son «Livre vert». |
Kadhafi et Weisenbach tenant le Livre vert lors de leur rencontre en novembre 1987 |
Donc, Weifenbach rentra en Allemagne avec en poche cette entente avec le gouvernement lybien. Il annonça à ses joueurs la grande nouvelle que l'équipe était sauvée, qu'ils avaient une chance de remporter le championnat, et leur présenta leur nouveau chandail. Tout ce que les joueurs avaient à faire était de le porter pour seulement six matchs, suite à quoi Kadhafi leur enverrait l'argent.
Les joueurs, étant d'abord surpris, ont toutefois accepté l'entente, étant traditionnellement de l'école où l'argent mène, voulant avant tout jouer au hockey. Ils étaient de toute manière habitués de porter n'importe quoi de sponsorisé dans ces ligues européennes.
C'est donc le 4 décembre 1987 que les fans du Iserlohn purent voir le nouveau chandail de leur équipe favorite. Devant une salle comble de plus de 6000 spectateurs (dans un aréna d'une capacité de 4800), dont plusieurs déguisés en Kadhafi, le ECD Iserlohn croyait que sa saison était repartie du bon pied.
Cependant, la fédération du hockey allemand n'était pas du tout enchantée de cet accord et voulait voir disparaître ce livre vert du chandail du ECD Iserlohn. Les médias s'en donnaient également à cœur joie et même le ministre de l'intérieur Friedrich Zimmerman déclara qu'il s'agissait «d'une mauvaise blague en flagrante violation envers la neutralité politique du sport». Et aux yeux de plusieurs, il s'agissait surtout d'une question de mauvais goût, considérant que Kadhafi était celui qui avait ordonné un attentat dans une discothèque de Berlin en 1986, faisant trois morts, dont deux soldats américains, ainsi que plus de 200 blessés.
Voici un excellent vidéo d'époque où vous pouvez voir le chandail en action (et même un but!) ainsi que les personnages discutés jusqu'à maintenant:
L'attaquant canadien Bruce Hardy |
Le gardien tchèque Cestmir Fous |
Jaroslav Pouzar, champion de la coupe Stanley avec les Oilers en 1984, 1985 et 1987 |
Lors du match suivant à Francfort, leur autobus fut accueilli par une foule hostile avec des pancartes ridiculisant et menaçant le club, en plus de l'escouade anti-émeute. Il faut dire que la mauvaise attention était davantage décuplée dans cette ville, où des centaines de soldats américains étaient stationnés. Apparemment même que l'aréna aurait reçu des menaces d'attaque à la bombe, ce que l'unité anti-terroriste nia après avoir fouillé de fond en comble l'aréna.
Suite à cet accueil très mitigé, et ce possible danger imminent, les joueurs firent une réunion d'urgence dans le vestiaire. Ils firent part de leurs inquiétudes et leur malaise à Weifenbach qui leur implora que s'ils ne portaient pas le livre vert, l'argent ne viendrait pas et le club serait dissout. Les joueurs passèrent au vote et décidèrent finalement de ne pas le porter et Weifenbach s'inclina en quittant le vestiaire.
Le ECD Iserlohn joua donc ce match contre Francfort avec ses vieux chandails sans propagande dans ce qui fut effectivement le dernier match de l'équipe, qui n'aura donc porté le chandail de Kadhafi à une seule occasion. Ce dernier retira son offre et le club déclara faillite peu après. L'équipe fut dissoute sans terminer la saison, alors qu'il ne restait que 6 matchs au calendrier.
La saison suivante, Weifenbach parvint à se sortir suffisamment d'affaire pour ressusciter son club, renommé ECD Sauerland, mais cette fois-ci relégué en 3e division. Il put finalement goûter au champagne d'un championnat en 1990. Il se départit ensuite du club en 1991 et ne put finalement pas fuir ses anciens problèmes très longtemps, étant condamné en 1993 à 27 mois de prison pour évasion fiscale. Il est toutefois resté dans les bonnes grâces des partisans d'Iserlohn, qui le considèrent comme un des leurs et qui le respectent pour avoir tout tenter pour faire survivre le hockey dans la ville. Il fut accueilli en héros lors du 40e anniversaire de l'équipe en 1999, étant longuement réclamé par la foule jusqu'à temps qu'il accepte d'aller parader sur la glace. Il mourut à 75 ans en 2015 après de longues années où il était atteint de démence.
Après 41 ans au pouvoir en Lybie, la guerre civile éclata et le régime de Kadhafi prit finalement fin. Des milliers d'exemplaires du livre vert furent alors publiquement brûlés à Benghazi. Lors de la prise de Tripoli par les rebelles, Kadhafi s'enfuit en Syrie mais fut peu après capturé et exécuté le 20 octobre 2011.
De nos jours, le Livre vert est interdit de publication en Lybie. Il n'existerait apparemment que deux exemplaires du fameux chandail «livre vert» encore existants. Un d'entre eux est exposé au temple de la renommée du hockey allemand à Augsburg, tandis que l'autre est toujours en possession d'un ancien joueur, le canadien Bruce Hardy.
Sources:
The Worst Sponsorship Deal In The History of Pro Sports?, WBUR.org, 6 juillet 2018
The forgotten story of … Muammar Gaddafi's German ice hockey team, The Guardian, 1er février 2016
The Ice Hockey Follies, With Qaddafi Starring, New York Times, 9 janvier 1988
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